La Libre Scène de la Scène nationale de l’Essonne est un espace culturel et un lieu de convivialité au cœur du Théâtre de l’Agora, pensé comme un véritable point de rencontre pour les habitant·e·s autour des activités et des projets du théâtre.
Lieu d’éveil artistique et de médiation culturelle et sociale dédié aux enfants de 0 à 6 ans et aux parents.
Propos recueillis par Anne Fournier pour la RTS (Radio Télévision Suisse)
Pourquoi revenir à Madame Bovary en 2025?
Ce n’est pas tant Emma Bovary elle-même qui m’émeut, que la figure de Flaubert. C’est la puissance de son écriture, la construction romanesque, et l’impact de ce livre dans l’histoire littéraire qui m’ont donné envie d’y revenir. Madame Bovary est devenue, au fil du temps, une héroïne presque mythique, l’un des personnages les plus connus de la littérature française. Mais il ne faut pas oublier qu’elle reste, avant tout, un personnage de papier. Flaubert la dessine avec une habileté telle qu’elle devient une figure mystérieuse, insaisissable, sur laquelle chacun peut projeter ce qu’il veut.
Flaubert disait avoir écrit un livre «sur rien». Est-ce cela qui vous séduit ?
Oui, absolument. Flaubert ne s’attache pas tant au sujet qu’à la manière de l’écrire. Avant Madame Bovary, il avait rédigé La Tentation de saint Antoine, un texte romantique, foisonnant, puis il s’est tourné vers le réalisme, vers «la vraie vie», en s’inspirant d’un fait divers. Mais ce qui l’intéressait, c’était moins l’histoire que le travail de la langue, la précision du style, et la réflexion sur ce que peut être un roman à son époque. Quand on relit Madame Bovary aujourd’hui, il est difficile de se libérer de toutes les couches d’interprétation qui se sont déposées au fil du temps — le «bovarysme», les lectures morales ou psychologiques, les clichés. Beaucoup attendent encore qu’une adaptation dise «ce qu’est la femme aujourd’hui» à travers Emma Bovary. Or, ce n’est pas mon projet. Ces grilles de lecture enferment plus qu’elles n’éclairent. Dans le travail avec les acteurs, nous avons vite mesuré cette difficulté : il y a peu d’éléments dramaturgiques sur lesquels s’appuyer. Flaubert lui-même disait avoir «trop de perles mais pas de fil» — autrement dit, des scènes emblématiques mais sans intrigue continue. Les personnages n’évoluent pas : Charles reste Charles du début à la fin, le pharmacien ou le marchand Lheureux ne changent pas davantage, et même Emma Bovary demeure figée dans sa quête. Madame Bovary n’est pas une étude psychologique, mais un tableau. D’ailleurs, le sous-titre du roman est clair: Mœurs de province. À force d’accumuler ces touches, Flaubert compose une fresque qui, paradoxalement, tend presque vers l’abstraction, tout en donnant au lecteur l’illusion d’un réalisme absolu.
Qu’est-ce qui, selon vous, rend ce roman moderne, au-delà de son contexte du XIXe siècle?
D’abord, je crois que ce qui a fait d’Emma une héroïne, c’est le procès. On a accusé le roman d’être subversif, sulfureux, notamment parce qu’il met au centre une question alors taboue: le plaisir féminin. Emma affirme que son mari la déçoit, sensuellement, et qu’elle a le droit de chercher du désir ailleurs, en dehors de la morale. Ensuite, il y a la révolution formelle de Flaubert. Contrairement à Balzac, qui décrit ses personnages avec un même degré de sérieux, Flaubert insuffle une distance, une forme de trompe-l’œil. Il nous raconte une histoire, mais il nous rappelle sans cesse, subtilement, que ce n’est qu’un roman. Tout en donnant l’impression de neutralité, sa langue laisse affleurer l’ironie, le soupçon. Cette invention d’une nouvelle manière de raconter irrigue toute la littérature après lui — de Proust au Nouveau Roman. Et c’est là que réside, pour moi, une double modernité : Emma Bovary comme héroïne qui revendique son désir, et Flaubert comme inventeur d’une écriture qui brouille sans cesse les repères entre réalité et fiction. Et cette ambiguïté, ce trompe-l’œil, est précisément ce qui nous intéresse au théâtre : comment créer et dénoncer une illusion?
Vous transposez le roman dans l’univers du cirque. Pourquoi ?
Parce que Madame Bovary est construit comme une suite d’épisodes, presque comme des numéros. On se souvient de «la scène du bal», de «la scène des comices», du «fiacre», de «l’agonie»… mais ce ne sont pas des étapes qui forment une progression dramatique. C’est une succession de 14 moments forts. Le cirque fonctionne exactement de la même manière : chaque numéro existe par lui-même, et le spectateur ne s’attend pas à ce qu’un numéro éclaire le suivant. Cette structure nous semblait fidèle au livre. Vous avez choisi d’inverser le regard, de «déconstruire» Emma Bovary. Oui, il fallait inverser, assumer de regarder ce personnage autrement. La solution dramaturgique que nous avons trouvée est la suivante : Emma Bovary échappe à son histoire et apparaît sur scène dans un cirque, entourée d’une troupe. Elle se met alors à raconter sa vie avec les moyens du cirque, qui ne sont évidemment pas ceux qu’elle aurait choisis. Emma Bovary rêverait de travellings de cinéma, de projecteurs qui la magnifient, d’un récit digne d’une princesse d’Ancien Régime. Mais nous lui donnons des agrès, des numéros, une piste de cirque. Cela ne peut produire qu’une nouvelle forme d’insatisfaction — ce qui, au fond, est au cœur même de son personnage.
Dans votre mise en scène, comment rendez-vous visibles ses rêves, ses espoirs et, à l’inverse, son désespoir ?
Curieusement, nous n’avons pas cherché à représenter ses rêves directement. Dans le roman, ils viennent surtout des livres qu’elle lit: des histoires sentimentales, parfois Madame de Staël, mais surtout des romans populaires, des «romans de gare». Elle s’est construite une mythologie de l’amour à travers ces clichés. Pour traduire cela sur scène, nous avons choisi la chanson de variété. Ces chansons d’amour, souvent simples, parfois naïves, nous émeuvent malgré leur côté convenu. Elles disent quelque chose de vrai, même quand elles paraissent «crétines». C’est très Flaubert: montrer le cliché, l’assumer, en révéler à la fois la banalité et la puissance émotionnelle.
Emma garde-t-elle encore des rêves?
Pas vraiment, du moins pas au sens naïf du terme. Dans notre spectacle, Emma apparaît lucide : elle a déjà perdu ses illusions. Son «rêve», c’est finalement le spectacle lui-même — rejouer sa vie sous la lumière, vêtue de belles robes, comme si tout pouvait recommencer. Mais ce rêve tourne vite court: elle n’a pas vraiment les moyens de le réaliser, et la troupe qui l’entoure se montre plus intéressée par le rire que par l’émotion.
Vous citez la scène des comices agricoles. Comment l’avez-vous travaillée?
C’est typiquement un passage où Flaubert s’arrache les cheveux, comme il le raconte dans ses lettres : il veut tout dire à la fois, l’ennui d’une cérémonie provinciale et, en même temps, l’instant où Rodolphe commence à séduire Emma. Nous avons cherché une équivalence scénique. Nous avons imaginé Rodolphe en lanceur de couteaux : pendant que le discours officiel se déroule, il «vise» Emma, littéralement, et le spectateur comprend que la conquête a commencé.
Certains présentent Flaubert comme un auteur misogyne. Vous n’êtes pas d’accord?
Pas du tout. Flaubert est un misanthrope avant d’être un misogyne. Il se méfie de tout le monde, il dénonce la bêtise partout, et il choisit Emma non pas pour représenter «la femme», mais pour explorer ce décalage entre le rêve et le réel. Réduire son œuvre à une grille de lecture genrée, c’est passer à côté de sa modernité et de sa liberté.